Sortie de printemps, camps de Natzwiller-Struthof, 17 mai 2019

Le camp de Natzwiller-Struthof

La beauté et le calme de ces paysages montagnards et forestiers, autrefois station de sport d’hiver, n’enlèvent rien à l’horreur qui s’est déroulée dans ce camp du Struthof et c’est le cœur serré, submergés par l’émotion que nous pénétrons dans les lieux. Nous sommes accueillis et guidés par Simone Leininger, animée d’un respect et d’une compassion incommensurable à l’égard des victimes du camp, sentiments qu’elle sait nous faire partager tout au long de la visite. Ses explications et informations sont si précises que nous sommes assaillis par l’horreur de cet univers concentrationnaire et qu’il nous semble assister avec stupeur à la souffrance et à la mort de tant de détenus.

Simone nous demande d’emblée de ne pas marcher sur les pelouses si vertes, qui recouvrent en réalité les cendres des prisonniers morts ou exterminés, lesquelles étaient utilisées par les nazis pour engraisser les potagers.Puis Simone nous conduit à l’entrée du camp de Natzwiller qui surplombe les lieux et nous explique son organisation. 200 à 300 personnes étaient chargées du gardiennage et de l’organisation sous la direction de quatre commandants qui se sont succédé. L’un d’eux, Kramer, a dirigé à deux reprises le camp. Celui-ci comprenait 15 baraques qui pouvaient normalement abriter 150 à 200 détenus mais qui ont contenu jusqu’à 600 personnes. Les prisonniers étaient donc entassés tête-bêche, à trois ou quatre sur des lits superposés en bois. Le camp prévu pour 1500 déportés en comptera jusqu’à 7000 en 1944.

Au total, 52 000 déportés ont été enregistrés au camp du Struthof et ses annexes, issus de 25 nationalités différentes, dont des Polonais, des Russes, des Hollandais, des Norvégiens, des Français…. Les juifs sont des milliers, originaires de Pologne ou de Hongrie.

Le camp est constitué de plates-formes disposées en gradins au centre du camp et reliées entre elles par des escaliers dont les marches sont très hautes. C’est là que se déroulait l’appel (Appelplatz) plusieurs fois par jour et pendant plusieurs heures. Sur la plate-forme qui surplombe le camp était dressée une potence, bien visible de tous pendant l’appel, où avaient lieu les pendaisons publiques. Les détenus portaient une tenue rayée sur laquelle étaient cousus leur matricule et un triangle permettant d’identifier leur catégorie – droit commun, homosexuel, juif, objecteur de conscience, tzigane, … – et leur nationalité. Les détenus politiques « Nacht und Nebel », destinés à disparaître dans « la nuit et le brouillard » portaient des vêtements ayant appartenu à d’autres anciens détenus sur lesquels on inscrivait NN au pinceau, afin de les identifier facilement et de les surveiller.

Le système de sécurité du camp est composé d’une double enceinte de fils de fer barbelés, dont l’une électrifiée à 380 volts, et d’une troisième enceinte de barbelés surveillés par des sentinelles. L’organisation est très hiérarchisée. En plus de la structure nazie, des postes d’encadrement sont assurés par les détenus eux-mêmes, le chef de camp, le chef de Block, le chef de chambre, le chef de Kommando, les Kapo (Kamerad Polizei = amis de la police), qui n’hésitaient pas à trahir ou tuer leurs co-détenus en échange de cigarettes ou d’alcool.

Simone nous dresse un bref historique du camp dont la construction a été décidée en 1940 par l’ingénieur allemand Blumberg. Son choix se porte sur ce lieu en raison de la proximité d’une carrière de pierres qui servira à l’édification de monuments à la gloire du IIIe Reich. En 1941, cent cinquante détenus allemands de droit commun sont amenés sur le site pour construire le camp et la route de 8kms qui permettra d’y accéder depuis la gare de Rothau. Cette route fut plus tard parcourue à pied par les prisonniers.

En 1942 ont débuté les expériences médicales. Les premiers prisonniers politiques français « Nacht ou Nebel » arrivent en 1943. Ils sont soumis à des traitements cruels auxquels ils ne survivent généralement pas. Ils n’ont pas accès à l’infirmerie jusqu’en septembre 1943 et ne peuvent pas communiquer avec leur famille.

Le four crématoire est mis en service en octobre 1943. En 1944, le camp compte 7000 hommes, sans compter les 10 000 hommes qui travaillent dans les kommandos dans les environs du camp.

En mai 1944, une épidémie de typhus se déclare dans le camp à la suite des expériences médicales du Professeur Haagen.

Le 31 août 1944, le camp commence à être évacué. Les prisonniers se rendent à pied à la gare de Rothau, escortés par les nazis pour être conduits dans des wagons à bestiaux au camp de Dachau. Début septembre 1944, de nombreux convois d’hommes et de femmes sont arrêtés dans la vallée de Shirmeck et amenés au camp pour être tués d’une balle dans la nuque, puis brûlés au four crématoire. De nombreux membres du réseau de résistance Alliance sont parmi eux.

Le 23 novembre 1944, les premiers chars américains arrivent au camp.

En 1954, il est décidé de raser et de brûler la plupart des baraques et de n’en conserver que quelques-unes pour l’histoire, les miradors et l’enceinte des barbelés.

En 1960, le Général de Gaulle inaugure un mémorial national de la déportation représentant une forme stylisée de la flamme du souvenir de la déportation « qui ne doit pas s’éteindre », sur laquelle est sculptée une silhouette squelettique d’un déporté. Ce mémorial est élevé à la mémoire de milliers de déportés morts dans les camps de concentration de l’Allemagne nazie, sans distinction de nationalité ou de convictions religieuses ou philosophiques.

Nous empruntons le « ravin de la mort » pour descendre vers les baraques qui ont été conservées au bas du camp. Ce ravin de la mort, ainsi dénommé par les détenus, bordant le chemin d’accès aux baraques était délimité par un fil  à une hauteur de 40 cm, qu’il était strictement interdit de franchir. Fréquemment des Kapos ou des SS poussaient un détenu affaibli dans le ravin, le condamnant à être abattu pour tentative d’évasion par une des sentinelles qui accompagnaient les files de prisonniers ou postées sur un des miradors. Parfois, un détenu franchissait spontanément la limite pour mettre fin à son calvaire.

Il était presque impossible de s’évader du camp de Natzwiller. Plusieurs tentatives ont échoué, à l’exception du 4 août 1942 où cinq détenus dont un alsacien ont réussi à s’échapper. L’un d’eux sera repris et pendu. C’est cette évasion qui a permis de faire connaître officiellement l’existence de ce camp.

Nous atteignons les baraques dont la visite nous laisse plein d’incompréhension face à l’évocation trop évidente de la torture physique et mentale qu’ont subie ici tant d’êtres humains, infligée par d’autres hommes.

l’infirmerie ou « Revier » interdite aux Français jusqu’en 1943. Les déportés qui travaillent dans ce blok ne sont pas toujours qualifiés et disposent de très peu de médicaments et de matériel pour soigner les malades, en particulier les nombreux détenus atteints de pneumonie. De nombreux médecins ont été déportés au camp de Natzwiller, dont un jeune belge, le Dr Georges Bogaerts qui s’organise pour nourrir les malades les plus atteints.

 le bunker, ou bâtiment cellulaire, c’est-à-dire la prison qui est aménagée en cellules où les prisonniers s’entassent, souvent sans pouvoir s’asseoir ou se coucher, sans chauffage et sans nourriture. Ils en sortent généralement pour être exécutés ou pendus. Un chevalet de bastonnade est présenté à l’entrée du bâtiment.

la chambre à gaz, située dans une annexe de l’hôtel qui servait de salle de danse avant la guerre, est entièrement carrelée de blanc et fermée hermétiquement par une épaisse porte, percée d’un trou pour observer l’intérieur depuis l’extérieur. Un entonnoir permettait de verser les cristaux produisant les gaz mortels. La salle est équipée d’un ventilateur, d’un tuyau relié à une cheminée extérieure pour l’évacuation des gaz  et d’une grille au sol pour l’évacuation des eaux. La chambre à gaz a surtout servi aux médecins allemands et de l’université de Strasbourg pour réaliser de nombreuses expériences sur les détenus  mais pas pour une extermination systématique des détenus comme ce fut le cas ailleurs (exemple : Auschwitz-Birkenau). C’est pourquoi on considère le camp de Natzwiller-Struthof comme un camp de concentration plutôt que d’extermination. La plupart des détenus décédés au cours de ces expériences ont été disséqués sur la table de dissection dont les rainures permettaient l’écoulement du sang. La vision de cette table est glaçante. 

Le four crématoire chauffé au coke est mis en service en octobre 1943. Avant cette date, les corps étaient brûlés dans un four crématoire d’une ferme située à 200 m du camp. Les corps sont d’abord entreposés à la morgue qui se trouve en dessous du four crématoire, puis hissés par un monte-charge et introduits dans le four sur un brancard métallique. Derrière le four, on voit encore quatre crochets qui étaient utilisés pour des pendaisons, mais situés trop bas pour entraîner une mort rapide. Avant d’incinérer les corps, certains détenus étaient chargés de récupérer les cheveux et les poils pour fabriquer du tissu, ainsi que les dents en or.

Anéantis par l’horreur encore palpable dans ces baraquements, nous écoutons Simone nous donner des explications sur les expériences médicales qui se sont déroulées ici :

Une collection de crânes juifs : En 1941, Hirt, professeur à l’Université de Strasbourg et SS, entreprend de réaliser une collection de crânes juifs avant l’extermination de la « race ». En 1942, il reçoit l’accord de Himmler et passe « commande » à Auschwitz du nombre de juifs nécessaire à son projet. Après une longue sélection par photographies, mesures et moulage des crânes, 109 juifs déportés sont sélectionnés et transférés à Natzwiller en août 1943. 87 d’entre eux sont gazés dans la chambre à gaz  par le commandant Kramer lui-même. Les corps ont ensuite été transférés à l’institut d’anatomie de l’université et conservés dans des cuves remplies d’alcool, selon le témoignage de Henri Henrypierre, préparateur à l’Université, lors du procès des médecins nazis à Nuremberg.  A la libération, les nazis donnent l’ordre de découper et de brûler les corps mais ils n’auront pas le temps de tout faire disparaitre et l’un d’eux sera identifié grâce à Henrypierre qui avait noté les numéros de matricules des détenus concernés. 

Des expériences sur le typhus : Haagen, spécialiste des virus et de l’immunologie à Berlin cherche un vaccin contre le typhus. Il fait des expériences sur les détenus tziganes en provenance d’Auschwitz à qui il injecte le virus du typhus. Ces expériences échouent et aboutissent à une épidémie de typhus dans le camp.

Des expériences sur l’ypérite : Le Reichsführer Himmler, obsédé par une guerre chimique et surtout par une attaque des alliés à l’ypérite, réalise des expériences avec la complicité de Kramer. Le professeur Hirt cherche un moyen de protéger les soldats allemands des brûlures provoquées par l’ypérite. Il dépose une goutte d’ypérite sur le bras des détenus qui deviennent aveugles et meurent après d’atroces souffrances, couverts de brûlures. Hirt découpe les corps pour compléter sa collection d’organes.

Des expériences sur le phosgène : le Dr Bikenbach, professeur à l’Université de Strasbourg étudie le phosgène, un gaz dangereux qui provoque des œdèmes pulmonaires souvent mortels. En 1943, il reçoit l’ordre de réaliser des expériences sur des détenus, ordre qu’apparemment il  exécute sous la contrainte et la surveillance de Hirt.

Avant de remonter vers l’entrée du camp en longeant à nouveau le « ravin de la mort », Simone nous présente la journée type d’un détenu en regardant depuis le bas les plates-formes qui s’étagent vers les hauteurs et sont reliées par des escaliers aux marches très hautes très peu praticables. 

Levés à 4h du matin en été et à 6h en hiver, les détenus se lavent rapidement à l’eau glacée et reçoivent un demi-litre d’ersatz de café avant l’appel du matin qui peut durer plusieurs heures, debout sur les plates-formes. On compte les prisonniers morts pendant la nuit.      Puis les détenus partent vers les kommandos de travail : carrières de granit ou de sable, construction de routes, atelier de réparation de moteur d’avions, construction de la cave à pommes-de-terre commencée en 1943… Ces kommandos sont placés sous la surveillance de kapos choisis parmi les détenus et d’un SS accompagné d’un chien.

À midi, une soupe de rutabaga et de chou est servie et suivie d’un second appel. À 18h, un troisième appel épuise les détenus avant le retour aux baraques pour le maigre repas du soir.

Beaucoup de prisonniers mouraient de bronchites, pneumonies, blessures et fractures diverses, gangrène.

Après cet exposé difficile à entendre, nous remontons le camp le long du ravin de la mort pour entrer dans la baraque n°1, où sont exposés des documents, photographies et objets qui reviennent sur les origines et le fonctionnement du camp de 1941 à 1944.

Simone nous communique quelques renseignements sur le destin de certains des SS qui ont présidé au commandement ou aux expériences médicales dans le camp du Struthof.

Kramer, est commandant au Struthof pendant deux ans avant de diriger le camp d’Auschwitz puis celui de Bergen-Belsen où il est arrêté à la libération par les Britanniques. Il est jugé pour le gazage des 87 juifs au Struthof, condamné à mort et pendu  en 1946 au Luxembourg.

Hirt, condamné à mort par contumace, s’est, semble-t-il suicidé en 1945, en Allemagne.

Haagen est arrêté par les Américains en 1945 et condamné à 20 ans de détention par le tribunal de Lyon en 1952.

Bickenbach comparaît en 1947 devant le tribunal de Strasbourg, puis en 1952 devant le tribunal de Metz. Condamné à perpétuité, sa peine est ramenée à 20 ans de prison.

Nous prenons encore quelques instants pour examiner les dessins effectués par un détenu, témoignage du calvaire enduré et les documents exposés avant de regagner notre autocar.

Simone nous accompagne, le chauffeur devant la déposer dans son village et elle continue en route à nous donner des informations passionnantes et instructives au gré des cités que nous traversons ou longeons.

A propos des communes de Waldersbach et de Fouday, elle nous parle du pasteur humaniste Jean-Frédéric Oberlin (1740-1826), figure vénérée en Alsace, précurseur des écoles maternelles. Le pasteur Oberlin est l’initiateur de nombreuses œuvres sociales, cherchant à améliorer en permanence la vie des habitants, favorisant la construction de routes, la création de caisses de prêt, le développement de l’agriculture et de l’artisanat ou de l’industrie textile par l’apport de métiers à tisser. Surtout, ardent partisan de l’éducation par le jeu, il s’illustre par la création des « poêles à tricoter », ancêtres des écoles maternelles. Il confie ces petites écoles à des « conductrices de la tendre enfance », premières femmes rémunérées, qui pratiquent une pédagogie de l’éveil. Il fut inhumé au cimetière de Fouday.

Arrivant vers Mutzig, Simone nous rappelle que le fort de Mutzig est le premier fort souterrain, construit par l’empereur Guillaume II à partir de 1893 pour éviter que les Français ne reprennent l’Alsace. Il représente 40 000 m² de souterrain et 6000 soldats allemands abrités dans le fort et pouvant y vivre en complète autarcie ont repoussé les troupes françaises en 1914. On peut apercevoir l’antenne du centre d’écoute, car aujourd’hui une partie du centre, non ouverte aux visites et placée sous protection militaire, est utilisée pour l’interception des communications satellites.

Puis nous arrivons à Dorlisheim, où nous revenons sur la première étape de notre voyage en Alsace. En effet c’est dans ce village que fut assemblée la voiture la plus chère et la plus luxueuse du monde, la Bugatti Chiron ; et c’est dans le cimetière de Dorlisheim que reposent plusieurs membres de la famille Bugatti, dans le caveau Bugatti. La boucle est bouclée !

Nous remercions Simone pour la qualité de sa prestation de guide, ses convictions et son savoir qu’elle a su nous faire partager. Elle nous quitte en nous offrant ce dicton cher aux Alsaciens : « Les Alsaciens ont l’art de travailler des Allemands et l’art de vivre des Français ». 

Le retour pour Dijon est alors engagé et se déroule sans encombre. Après un changement de chauffeur à Dole, nous parvenons à destination entre 21h 15 et 22h selon le lieu de dépôt des participants.

Nous gardons tous un souvenir fort agréable de ce séjour, tous les sens ravis par les couleurs, les images et les saveurs découvertes et le cœur rempli de l’émotion et du respect dû au camp du Struthof et à ses nombreux détenus, dont certains faisaient partie de nos familles.