Conférence prononcée par Madame Guilpain-Giraud sur Pierre Larousse lors de l’assemblée générale de 2018

Pierre Larousse, un Bourguignon fier de l’être.

Pierre Larousse est né le 23 octobre 1817 à Toucy, « un pauvre village de basse Bourgogne » comme il se plaît à le qualifier lui-même lorsqu’il parle de sa province natale. Il fréquente l’école du village, le maître qui a remarqué la curiosité et la vivacité de l’enfant          approfondit l’enseignement de la journée par des cours particuliers le soir. A l’âge de 17ans,  Pierre Larousse obtient l’une des 4 bourses offertes par le département pour pouvoir entrer à l’Ecole Normale de Versailles, la meilleure pour la formation pédagogique des maîtres. Deux ans plus tard, Larousse est nommé instituteur dans ce village dont il se sent partie prenante  des habitants, au tempérament « essentiellement gaulois ».

Ouvrons donc le Grand Dictionnaire universel à l’article Bourguignon…dans les premières lignes de la définition, le GDU affirme :

 « Si on veut retrouver encore quelque chose du type gaulois, il faut le chercher chez le BOURGUIGNON». L’article parle ensuite des rapports du mot avec l’art culinaire pour terminer sur ses liens avec la vigne. Voilà bien campés les traits de caractères du Bourguignon que nous retrouvons chez notre lexicographe.

Ce seront donc les trois parties de ce propos ! 

Un lexicographe plein d’esprit

« Le Français est né malin, c’est-à-dire gaulois » dit encore le GDU !

Au XXIe siècle « Larousse » est avant tout une « marque » qui édite des ouvrages dans tous les domaines ; alors qu’en son temps au XIXe   siècle, Pierre Larousse est perçu comme un lexicographe de talent s’adressant à des lecteurs qui l’admirent.

Plaire à ses lecteurs tout en les instruisant fut donc l’objectif de Pierre Larousse. Le ton est donné dès la préface du GDU, Larousse y prend longuement la défense de Bayle accusé de s’être laissé aller à citer des anecdotes plus ou moins grivoises.

« Le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle regarde le Dictionnaire historique et critique comme un de ses plus glorieux ancêtres. […]  et plus loin, il précise : le Dictionnaire du XIXe siècle a été fait si volumineux, qu’aucun lecteur ne sera tenté de le prendre pour un livre de messe. »

Nous voici prévenus !

Parmi les cinq épigraphes de la première édition du GDU, une  révèle bien  la  tonalité voulue par Pierre Larousse :

 » Le dictionnaire est à la littérature d’une nation ce que le fondement, avec ses fortes assises, est à l’édifice « , elle est signée de Dupanloup. Monseigneur Félix Dupanloup (1802-1878), de l’Académie française, évêque d’Orléans, devenu célèbre par sa contribution au Bréviaire des Carabins. Avouez que le clin d’œil n’est  pas innocent de la part d’un républicain qui écrit le mot « curé » avec une minuscule !

Et la préface ajoute:

«  […] Il ne faut pas oublier non plus que, si la langue française est la langue des poètes, des chevaliers et des troubadours ; si elle plane sur les sommets les plus élevés, elle fréquente aussi la taverne, la halle et même la cour des Miracles, et que c’est là surtout que cette gauloise à verte allure étale ses hardiesses, ses fortes images et l’éclat de ses plus riches métaphores. »

 Bref, il conclut 

  « Quelle est la chose qui ressemble le plus à la boîte de Pandore ? C’est un dictionnaire ; comme elle, il renferme tous les mots (tous les maux) ».

Et Larousse de citer Rabelais, La Fontaine, et Voltaire comme parrains du GDU !

Les gauloiseries d’un Rabelais.

L’article « mariage » débute ainsi : « Union d’un homme et d’une femme faite dans les formes légales »….mais il se poursuit avec une suite de citations assez surprenantes

 « Le mariage est une sorte de forteresse assiégée : ceux qui sont dehors veulent y entrer et ceux qui sont dedans veulent en sortir » (proverbe chinois)

ou

 « Il n’est pas toujours prudent de faire des mariages ; on a souvent à s’en repentir »

Quant aux anecdotes qui terminent l’article elles relèvent purement de l’esprit rabelaisien, en voici une choisie parmi les deux colonnes qui leur sont consacrées.

« Le marquis de Roquemont dont la femme était très galante, couchait une fois par mois dans la chambre de celle-ci, pour prévenir les bruits en cas de grossesse. Le matin, il s’en allait en disant : « Me voilà net, arrive qui plante ».

même si Larousse avoue  « il ne s’agit ici que de rire un instant  sans malice et sans conséquence » 

Autre sujet propre à la grivoiserie, odorante cette fois, l’article « pet» : là encore une quinzaine d’anecdotes dignes de Rabelais illustrent la définition :

« Un paysan passant devant un notaire, lâcha un vent très bruyant : « voilà un pet authentique, dit le notaire, -Eh ! Oui ! répondit le paysan, il a passé par-devant notaire ! »

Bref, Larousse est un « Bourguignon salé » comme il le précise à l’article « Bourguignon » : « les Bourguignons ont mérité cette épithète par la finesse et la vivacité de leur esprit »   

Les clins d’œil  de La Fontaine.

Les Dictionnaires d’aujourd’hui n’insèrent plus  dans leur nomenclature l’article : « abus de mots », alors que Pierre Larousse lui fait une large place et le définit comme un « Jeu de mots, un amusement de l’esprit qui joue en quelque sorte sur les mots »…

Le gros rire laisse aussi sa place à un humour plus fin. C’est le genre de sourire que préfère Larousse si l’on en croit sa prise de parole après les sept colonnes de l’article « calembour » :

 « Le lecteur bénévole s’imagine peut-être que le Grand Dictionnaire en a fini avec le calembour. Ah ! bien, … tout ce que nous avons dit jusqu’ici, n’est qu’une simple entrée en matière ; à peine avons-nous pénétré dans le vestibule. »

On connaît l’affection que Pierre Larousse portait à son chien Moustache,  qu’il avait présenté à un concours du jardin d’Acclimatation ; moustache n’ayant obtenu aucune distinction, Larousse lui consacre la première page de l’Ecole Normale du 17 mai 1863 et y livre toute sa rancœur ! L’article « chat » est tout aussi révélateur de sa tendresse pour sa chatte Cosette. L’humour avec lequel il manie la prosopopée, tel un La Fontaine, montre un Larousse fin connaisseur de la race, c’est en quelques sorte un Colette avant l’heure !

 « Je m’appelle Cosette et suis âgée d’un an, j’ai d’assez beaux yeux, une oreille passable, le museau rose, les dents blanches, une taille avantageuse. […] Inutile d’ajouter que je suis de bonne maison, ayant des parents au Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle. »

Puis il continue :

« Je ne vous cacherai point qu’on me prête quelques défauts… »

S’en suit une colonne charmante de confessions qui ont peu à voir avec celles de saint-Augustin ou de Jean-Jacques Rousseau. Et Larousse emporté par  sa plume affectueuse termine par un post-scriptum :

 » J’oubliai. Mon plus grand bonheur, après celui de vous aimer, est de tremper légèrement l’extrémité de ma patte dans un encrier et de la poser ensuite sur une belle page blanche. J’obtiens ainsi d’admirables résultats. Un savant de mes amis, lunettes sur le nez, s’y est trompé tout dernièrement, et a pris un morceau de ma façon pour la page détachée d’un manuscrit arabe du Xe siècle. Cela m’amène à vous dire que j’écris comme un chat, mais que j’aime comme un chien. « 

Et puisque nous évoquons La Fontaine, il faut bien reconnaître que l’esprit des Contes n’est pas en reste. Nombres d’anecdotes rapportées par Larousse en sont dignes. Qu’on en juge sur pièce, avec ces quelques vers assez connus, dont Pierre Larousse se fait le relais et, d’une certaine manière, le conservateur culturel…

 « On sait que Racine  ne fut pas toujours heureux dans ses amours avec la  Champmeslé. Comme elle l’avait quitté pour le Comte de Clermont-Tonnerre, les plaisants firent sur ce petit  événement le calembour suivant : « le tonnerre l’a déracinée »

Suivent alors six colonnes d’anecdotes  de ce genre:

« Une dame couvrait ses escapades du manteau de la religion, et prenait pour devise ces trois mots : Honneur à Dieu. Un plaisant y fit un léger changement en écrivant : Adieu, honneur. »

ou encore 

Le notaire

Un garde-note ayant fringante épouse,

Chez elle un jour, par le démon poussé,

Entra soudain, n’étant point annoncé,

(Trait ordinaire à toute âme jalouse).

Que vit notre homme ? … ô spectacle odieux !

Nouveau Vulcain, il vit de ses deux yeux

Un autre Mars vaquant au doux mystère ;

Il en frémit… mais le couple fripon

L’osant railler : « Eh bien ! Notre acte est bon,

Convenez-en ; il est devant notaire ».

Larousse a toujours le sourire au coin des lèvres et  même lorsque le sujet ne s’y prête guère, il ne peut s’empêcher de placer son grain de sel pour s’amuser, comme dans l’article « agonie »… la dernière des neufs histoires qu’il évoque est bien un hommage à La Fontaine, jugez plutôt :

« Un loup à l’agonie faisait son examen de conscience : « Je suis vraiment un grand pécheur, disait-il; j’ai dévoré bien des créatures innocentes, et la mort de ce pauvre petit agneau que j’étranglai si injustement autrefois, me remplit aujourd’hui de remords…Je puis attester tous ces faits, interrompit un renard de ses amis, qui l’assistait dans ses derniers moments. Toutes les circonstances en sont encore présentes à ma mémoire : c’était à l’époque où tu manquas d’être étranglé par cet os que la cigogne te retira du gosier. »

Ce penchant jovial, ce trait d’esprit on le trouve au hasard d’un article dans le développement  qu’il en donne. L’article  « loup garou», par exemple, lui permet quelques malices :

 « Nous avons vu cependant, dans notre jeune âge des loups-garous qui effrayaient encore les femmes et les petits enfants ; mais l’un d’entre eux ayant reçu, une nuit, une décharge de gros plomb dans le gras des jambes, le pays qu’il terrifiait fut tout à coup débarrassé de ce fléau. Nous ne recommandons pas le procédé, mais il est efficace. »

Malice que l’on reconnaît dans les exemples choisis pour illustrer l’article « anecdote » :

“Le plus heureux des maris, sous le soleil, fut Adam. Il avait un grand avantage sur tous les autres couples….Il n’avait pas de belle-mère”. Amusement pur  de Larousse qui n’avait pas de belle-mère puisque la mère de Pauline Caubel, sa femme, était décédée bien avant que les deux jeunes gens ne se fréquentent !

ou encore…

“Pourquoi appelle-t-on les lettres diplomatiques des circulaires ?

Parce qu’elles tournent autour du sujet sans jamais arriver au but”.

Mais le clin d’œil, nous le voyons, devient vite moqueur et le regard que Larousse jette sur son monde ressemble alors beaucoup à celui de Voltaire. Son rire se fait alors accusateur et dénonce les travers de l’homme ou de la société.

Les sourires d’un Voltaire

« Castigat ridendo mores » (elle corrige les mœurs en riant) telle était la devise que Molière avait fait sienne pour ses comédies. Plaire en instruisant, tel était aussi le but de Pierre Larousse qui ne peut s’empêcher de faire rire ou sourire son lecteur …

C’est parfois juste un coup de patte :

Quelle ressemblance y a-t-il entre une pomme cuite et un menteur?

– C’est qu’ils ne sont crus ni l’un ni l’autre.

ou un coup de griffe comme dans l’article « relique » : une colonne dresse la liste « à peu près complète, dit notre lexicographe, des principales reliques conservées dans les divers sanctuaires du catholicisme » ; Larousse  compte ainsi  les doigts attribués à saint Jean-Baptiste.

 « Il en possède soixante à lui tout seul, dont onze index. Saint-Barthélemy  possède neuf mains ce qui lui fait pas moins de quarante-cinq doigts » […]

Mais parfois aussi, l’humour devient un trait d’humeur, alors il fait mouche ; comme dans la  Préface du GDU :

« Arrivons donc au dictionnaire de l’Académie, et peut-être ne serons-nous pas tout à fait de l’avis de Piron, lorsqu’il disait, en montrant du doigt le palais Mazarin :  » Ils sont là quarante, qui ont de l’esprit comme quatre. « 

Le « peut-être » et le « tout à fait » ne vous ont pas échappés et ce sont bien des indices de l’ironie ! D’ailleurs, les lignes qui suivent ne laissent aucun doute ; Larousse explique qu’ils en étaient à la lettre E et que l’un des 40 donna cette définition du mot Ecrevisse :

« Petit poisson rouge qui marche à reculons »

En fait, parmi les  reproches que Larousse adresse au dictionnaire de l’Académie, c’est d’employer trop souvent la méthode d’équivalence et il cite le mot  âne défini trop rapidement comme un baudet.

L’article « Anecdote » comporte neuf colonnes d’exemples ce qui fait 171 histoires drôles, avant de le terminer Larousse se sent obligé de s’expliquer, il ajoute alors deux colonnes pour argumenter son choix et répondre à un reproche qu’on lui a adressé au sujet de ses histoires placées dans un livre sérieux,  il explique :

« Placées dans un dictionnaire, elles égayent une matière aride, un peu monotone, comme le sont tous les livres assujettis à l’ordre alphabétique, où ni l’imagination ni la fantaisie ne peuvent se donner carrière. Ce sont, au milieu d’un désert immense, de fraîches oasis à l’ombre desquelles le voyageur aime à se reposer quelques instants avant de poursuivre sa route dans une immensité poudreuse. »

Et plus loin encore :

le Grand Dictionnaire est de son pays, et il ne doit jamais oublier qu’il a pour parrains Rabelais, Montaigne, La Fontaine, Molière, Voltaire, Beaumarchais, Rivarol, Chamfort, etc., dont les noms émaillent chacune de ses pages.

ce sur quoi il termine par une élégante pirouette :

Que ceux-là, donc, qui ont peu d’amour pour les anecdotes, ou qui s’en défient, ne les lisent pas, et tout sera dit. »

Larousse, le gastronome.

C’est généralement au cours de l’enfance que se forgent les goûts les plus profonds du futur adulte. Pierre Larousse, fils d’une aubergiste d’un « pauvre village de basse Bourgogne » découvre dès l’âge de six ans  le bonheur qu’ont les êtres humains à deviser, devant la bonne assiette fumante d’un potage maison.

Pierre Larousse a sillonné allègrement les bois qui entourent Toucy, il a parcouru les « bords fleuris de l’Ouanne, délicieuse petite rivière du Département de l’Yonne au milieu des bois » comme il le dit dans L’École Normale (VIII, p. 146).

Avant de cheminer le long des articles, ouvrons les pages de la préface du Grand Dictionnaire, il y est tout de suite question de repas :

« Nous adressant aux lecteurs de toutes les classes, quels que soient leur âge et leurs goûts, nous n’avons rien dédaigné, et nous avons voulu que le savant et l’ignorant, l’homme sérieux et l’homme frivole, le vieillard et l’enfant, pussent prendre chacun leur part à l’immense banquet qui est dressé pour tous dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle. »    .

Tout est dit!

Le Grand Dictionnaire Universel  témoignera donc aussi de ses découvertes gastronomiques comme des tartines de raisiné, cette confiture faite de raisin commun, de pommes et de poires et qu’il a goûtées en rentrant de l’école. D’ailleurs quand il parle de Toucy, il n’oublie pas deux mots fétiches à force d’être récurrents, ils évoquent le souvenir de la terre natale, les mots « asperge » et «auberge », qui  sont l’occasion de faire revivre l’époque de son enfance ou de raconter une histoire qui va faire sourire son lecteur.

Un jour, Fontenelle, avait invité un de ses confrères à dîner.

« C’était, dit la chronique, le cardinal Dubois. Dubois aimait les asperges à la sauce ; Fontenelle les préférait à l’huile, et le cuisinier avait reçu l’ordre de préparer le délicieux légume moitié à l’huile, moitié à la sauce.

Tout à coup on vient annoncer à l’amphitryon que Dubois a rendu… son âme au diable, et Fontenelle de crier d’une voix qui retentit jusque dans les cuisines : « Toutes les asperges à l’huile ! » Telle fut, dit-on, l’oraison funèbre du trop fameux cardinal. »

Les asperges…tout un chapitre de la période toucycoise ! Ces dernières, « douces et extrêmement savoureuses », représentent assurément une sorte de « madeleine de Proust » avant la lettre, preuve en est les louanges de notre lexicographe, ces « filles du printemps » s’épanouissent à Toucy « comme les belles courtisanes d’Athènes poussaient naturellement à Corinthe ». Un des plats inoubliables de l’enfance sans aucun doute, et comme la plume du gourmet n’oublie jamais de préciser la recette préférée, nous apprenons que : « C’est surtout à la sauce blanche que l’on en tire tous les sucs délicieux qu’elles recèlent : leur délicatesse s’accommode peu de l’huile et du vinaigre. Manger des asperges de Toucy à l’huile et au vinaigre, autant vaudrait arranger un ortolan à l’ail ou un faisan en fricassée ».  

Il est vrai que notre Pierre n’a pas oublié les temps de privation loin du fourneau maternelle, lorsqu’il logeait dans une chambre du quartier latin au cinquième étage et que le seul repas de la journée était une soupe faite en cachette lorsque tous les habitants de l’immeuble dormaient. La préface du GDU en porte la marque :

« On ne se figure pas tous les prodiges d’économie que peut opérer, même à Paris, en plein quartier latin, un estomac jeune et vigoureux, avec un pot de beurre fondu, un quarteron d’oignons superbes et force pains de quatre livres, surtout quand ce menu spartiate est assaisonné de courage, de patience et d’une forte dose de ce piment qui s’appelle la volonté d’arriver. »

Larousse, féru d’Opéra lui consacre en compagnie de Félix Clément une étude de près de 900 pages, on peut alors s’étonner qu’il n’ait pas rédigé un dictionnaire de gastronomie…En fait, il n’hésite pas à ajouter une rubrique « art culinaire » à tous les articles qui s’y prêtent, ce qui en vérité donne au Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle l’aspect d’un dictionnaire de cuisine.

POULET s. m. (pou-lè – dimin. de poule.)

Art culin. Nous n’avons pas à faire l’éloge de la chair du poulet. Notre avis est que, si l’on peut en trouver de plus relevée, de plus parfumée, il est difficile, sinon impossible, d’en imaginer d’aussi délicate et de plus saine. Quant aux manières de l’accommoder, elles sont infinies, et nous devons même avouer que, en dehors des procédés classiques, que nous avons le devoir de passer ici, en revue, un praticien intelligent peut indéfiniment en improviser de nouveaux. »

Si l’on mettait bout à bout toutes les rubriques consacrées à l’art culinaire, on disposerait d’un dictionnaire de cuisine qui serait de taille fort respectable! C’est d’ailleurs ce que dit l’article « Potage » qui commence ainsi : « Dix volumes ne suffiraient pas pour donner la recette de tous les potages connus. On mange rarement de bons potages dans les grandes maisons, parce que les cuisiniers puisent à chaque instant dans la marmite pour mouiller les ragoûts et qu’ils remplacent le bouillon par de l’eau. »

Comme un bon mets ne se conçoit pas sans accompagnement de quelques épices, sauces ou condiments, j’ai cherché ce que dit notre lexicographe à propos de la  MOUTARDE s. f. (mou-tar-de, – Ce mot est d’origine celtique;( car miostardd, en kymrique, signifie qui émet une forte odeur.) Toutefois, on a hasardé une étymologie latine : multum, moult, beaucoup, ardere, brûler; et une étymologie historique : « moult tarde » devise des ducs de Bourgogne, qui avaient dans leurs Etats la vraie patrie de la moutarde, Dijon. Le rapport paraît certain : reste à savoir si la moutarde vient des ducs ou si les ducs, leur devise du moins, viennent de la moutarde.

Art culin. Assaisonnement fait avec de la graine de moutarde broyée et du moût, du vinaigre ou quelque autre liquide : Moutarde de Dijon.

Notre lexicographe ne se prive jamais de donner son goût et ses recettes préférées; ainsi, pour l’article aubergine, Larousse propose-t-il les aubergines farcies, les aubergines frites, les aubergines grillées. Mais il conclut en précisant que « l’aubergine qui est un des mets favoris des méridionaux doit son principal prix à la préparation, et c’est de ce légume surtout que l’on peut dire que la sauce vaut mieux que le poisson ».

De même pour le GIGOT : « Le gigot du mouton, de l’agneau et du chevreuil est la partie de ces animaux dont il est le plus facile de tirer un bon parti. La meilleure manière de le servir est de le faire rôtir, après qu’il a eu le temps de se mortifier pendant quelques jours, plus ou moins, suivant la saison. » Suivent pas moins d’une dizaine de façons de le préparer !

À tout seigneur, tout honneur, Larousse n’oublie pas de nommer les grands noms de la gastronomie française! Il insiste aussi sur une notion à ne pas perdre de vue :

« La cuisine est d’abord un art, elle ne doit donc pas se réduire à une science. Il faut bien se garder, insiste-t-il, de la pervertir par des sciences qui ne peuvent que la corrompre.  Un grave danger est né de ce progrès, la médecine, la chimie elle-même ont tenté d’enrichir la cuisine et de la transformer en laboratoire. Espérons que le bon sens de nos cuisiniers s’opposera victorieusement à cette intrusion, et que, peu préoccupés de savoir si les truffes et les champignons sont azotés et assimilables, ils continueront bravement à en assaisonner leurs ragoûts. »

Le bourguignon, habitué dès l’enfance à la cuisine mitonnée avec des produits frais et goûteux, sent déjà venir le danger de la cuisine que nous nommons aujourd’hui industrielle ou moléculaire !

Quant aux desserts, Larousse ne semble pas trop attiré par les mets sucrés, l’article « dessert » ne compte que deux colonnes qui retracent l’historique du mot. L’article pâtisserie est un peu plus développé mais l’étymologie du mot entraîne un long développement sur toutes les spécialités de pâtés : « On peut dire, sans craindre d’être taxé d’exagération, que le pâté est la plus grande conquête de la cuisine moderne, à qui l’on en doit tant d’autres. » (Faut-il en déduire une nette préférence de Larousse pour les mets salés?..) Toutefois, alors qu’il vient de parler de la consommation des macarons, il s’attarde sur le pain d’épice, et voilà qui va vous réjouir :

«  Le pain d’épice est en outre fabriqué à Dijon, Reims, Chartres et Arras. La renommée de Reims est la plus ancienne et la mieux établie ; mais pourtant les pains d’épice de Dijon sont de qualité supérieure à ceux de Reims et obtiennent la préférence des gourmets »

Tout bon repas se termine par le café, sujet à la mode au XIXe,  Pierre Larousse se montre particulièrement attentif à ses effets sur l’organisme humain.

 « Le café, explique-t-il, donne lieu à une excitation nerveuse qui surtout chez les personnes non habituées à son usage, provoque l’insomnie, insomnie qui, du reste, comme l’a dit Brillat-Savarin, n’est point suivie de fatigue comme celle qui provient de substance stupéfiante. […] La stimulation que le café exerce sur le cerveau lui a valu le nom de boisson intellectuelle. […] Tous les poètes ont chanté ses vertus, et parmi eux nous nous bornerons à citer quelques vers que lui a dédiés Delille :

II est une liqueur au poète plus chère,

Qui manquait à Virgile et qu’adorait Voltaire.

C’est toi, divin café, dont l’aimable liqueur,

Sans altérer-la tête, Epanouit le cœur. »

Il ne nous reste plus qu’à parler de la boisson! 

Larousse et la vigne.

Si le café, comme on en a pris conscience, ne laissait pas indifférents les écrivains; traditionnellement, l’alcool se prête davantage encore aux connotations littéraires, notamment au XIXe siècle avec l’absinthe qui, déclare Larousse, « doit être entièrement proscrite pour les tempéraments doués d’une sensibilité ou d’une irritabilité très-grande ». Nous ne parlerons donc que du produit de la vigne.

Dans une lettre à sa sœur qui tient l’auberge familiale de Toucy, datée du 12 février 1847, Pierre Larousse insiste sur son idée de faire fructifier la vigne que le père cultive sur les pentes  derrière l’auberge à Toucy : « Je reviens maintenant à notre commerce de vins. Réfléchissez-y bien, la chose en vaut la peine […] Jamais on a vu un marchand de vins en gros faire faillite… »

La famille n’ayant pas donné suite à cette proposition, il ne sera plus question de faire commerce de ce vin, mais il est maintes fois question du vin de Toucy qui,  dit Pierre Larousse «  passe à Paris, pour du Chablis » ! et l’article du GDU qui est consacré au chablis porte de toute évidence le parti pris de Larousse :

 « Les vins blancs de Chablis ont une réputation européenne, et valent encore mieux que leur réputation; ils sont spiritueux, sans laisser sentir l’alcool; ils ont du corps, de la finesse et un parfum exquis (goût de pierre à fusil) ; ils sont d’une limpidité et d’une  blancheur remarquable, et se distinguent aussi par leurs qualités hygiéniques et digestives, par l’excitation vive, bienveillante et pleine de lucidité qu’ils communiquent à l’intelligence. Leur conservation est indéfinie et ils s’améliorent encore en vieillissant ; une bouteille de 1846  n’a pas prix, car l’heureux détenteur  ne s’en séparerait qu’en la dégustant avec ses meilleurs amis, et les jours de baptême ou  de mariage. »

Notre lexicographe est loin d’être objectif, nous le voyons lorsqu’il évoque les vins de son département; à propos des vins du tonnerrois :

« Le territoire d’Epineuil produit des vins dont la plupart peuvent être classés parmi les meilleurs de la basse Bourgogne.[…] Epineuil fournit quelques vins mousseux d’assez bonne qualité. Les vins blancs du cru dit les grisées sont aussi estimés que les meilleurs chablis ».

Il ne tarit jamais d’éloges dès qu’il évoque les vins icaunais : Les uns méritent d’être classés en première ligne parmi ceux de la basse Bourgogne ».

« Aux environs [d’Auxerre] s’étendent les nombreux vignobles dont les produits sont «l’orgueil de la basse Bourgogne. »

Vins blancs,  vins rouges….que préfère notre Bourguignon ?

Les dix-sept colonnes de l’article « vin » ne laissent rien paraître, il est vrai qu’elles sont rédigées d’après les notes laissées par Larousse décédé lorsque le GDU en était à la lettre T. Sa préférence aurait-elle disparue sous la plume des continuateurs ?

Il faut donc chercher dans un article paru du temps de Larousse, et les lignes consacrées au Bordeaux mettent l’eau à la bouche :

« Comme un parallèle entre ces deux frères ennemis [bordeaux et bourgogne) peut avoir du piquant, c’est au mot Bourgogne que nous tirerons la chose au clair. Ce jour-là –et ce sera bientôt- nous aurons sur notre bureau un flacon de chambertin et un autre de château-la-rose. A droite, côté du foie, synonyme de santé et d’Esculape, le BORDEAUX ; à gauche, côté du cœur, synonyme d’amour et de Vénus, le BOURGOGNE. »

Il faut donc lire les huit colonnes de l’article « Bourgogne », pour  découvrir la préférence de Larousse entre Bourgogne et Bordeaux, nous y voilà justement :

« Le vin de Bourgogne est délicieux, le vin de Bordeaux est excellent, le bordeaux nous ravit, le bourgogne nous enchante, le vin de Bourgogne fait nos délices, le vin de bordeaux fait notre félicité ; pour boire du bordeaux, on commettrait des bassesses ; pour savourer du bourgogne, on ferait des infamies. […]  et finalement, il conclut :

« Le meilleur, du bourgogne ou du bordeaux, c’est…tous les deux. »

Voilà notre Larousse tout à fait objectif. C’est exceptionnel !…  ou bien le Bourguignon amateur de bons vins  n’arriverait-il pas à choisir ? D’ailleurs qu’il parle de bordeaux ou de bourgogne, les parties « encyclopédiques » des deux articles commencent toutes deux par considérer la vigne et ces différents cépages !

Conclusion

Il n’est pas étonnant qu’il soit né en Puisaye : « ce pays où l’on aime la vie, le vin, le rire, les anecdotes truculentes, la finesse du langage. […] Sa personnalité est faite pour une bonne part du suc et de la saveur du terroir » dit André Rétif dans la biographie qu’il lui a consacrée en 1975.

D’ailleurs beaucoup de ses ouvrages portent la marque de ses origines, Larousse n’oubliera jamais son enfance à Toucy ; les colonnes du GDU regorgent de souvenirs que ce soient les bêtises de l’écolier bavard : à l’article « hanneton » ; les conversations entendues à l’auberge : à l’article « diable » ; ses peurs enfantines : à l’article « croquemitaine », ou bien la description pittoresque du concours agricole de Toucy.

L’Ecole Normale, sa revue pédagogique destinée aux maîtres ou l’Emulation à l’adresse des élèves sont elles aussi truffées de souvenirs : c’est par exemple le gamin de neuf ans qui vole quatre chandelles* neuves à sa mère pour lire les aventures de Robinson Crusoë dénichées dans la balle du colporteur : un peu malade, on avait interdit à l’enfant tout travail intellectuel ; et il devait se coucher avec les poules et comme elles dormir tout de suite ! C’est donc, en quatre soirs, à la lueur des bougies, qu’il a lu son roman d’aventures et ce furent dit-il « les quatre plus beaux jours de ma vie »

Cet attachement à la terre, lui fera choisir de vivre à l’extérieur de Paris  et ce n’est pas un hasard non plus s’il donne à plusieurs de ses ouvrages un titre en rapport avec la nature campagnarde :

Jardin des racines grecques ; jardin des racines latines ; Fleurs historiques ; Flore latine

C’est à notre Bourguignon que je laisserai la parole :

« Rions avant d’être complètement heureux si nous ne voulons pas mourir sans avoir ri » (article « anecdote » du GDU)

et ce dernier mot  « A table, le potage va se refroidir » (article « table »)