Conférence de Robert MICHELIN : « Justice et intelligence artificielle » (22 mars 2023)

Le thème de l’intelligence artificielle fait l’objet de bon nombre d’interrogations.

Notre ami Robert MICHELIN, homme soucieux d’égalité mais aussi d’équité, considérant donc que nous ne sommes pas tous égaux face à une situation similaire, s’est interrogé sur le cas particulier de l’intelligence artificielle dans le cadre de la justice.

Jusqu’alors, l’homme ne pouvait s’appuyer que sur sa propre mémoire attachée à son expérience et son savoir disponible. Le droit, colonne vertébrale de la justice, était consigné et développé dans des registres papier. Le temps d’appropriation restait important.

Robert MICHELIN,
magistrat honoraire

La révolution informatique  a bouleversé cet état de fait et permet un accès en temps réel aux données désormais écrites sur des registres dématérialisés. Ainsi écrit l’auteur, « l’open data des décisions de justice couplées au développement des algorithmes et de l’intelligence artificielle, soumet le juge à un défi nouveau ».

Appuyé sur ses expériences personnelles, Robert MICHELIN aborde deux chapitres pour montrer que « l’intelligence artificielle et l’intelligence humaine doivent se combiner et se renforcer mutuellement » pour donner du sens à la vie.

Daniel DEMONFAUCON, président de l’AMOPA 21

Remplacement des avocats par des robots, disparition des notaires, résolution des conflits en ligne, justice prédictive, état civil tenu par le blockchain, généralisation des contrats en bitcoins échappant à tout contrôle (et à toute taxation) : le numérique n’en finit pas de bouleverser la justice en inquiétant les uns et en enthousiasmant les autres. Plutôt que de proposer un bilan de ces innovations, nécessairement prématuré, il me semble plus utile de tenter de situer l’épicentre anthropologique d’une déflagration provoquée par l’apparition d’une nouvelle écriture qu’il faut bien désigner comme révolution graphique. La justice digitale alimente un nouveau mythe, celui d’organiser la coexistence des hommes sans tiers et sans loi par un seul jeu d’écritures, au risque d’oublier que l’homme est un animal politique.

La justice a toujours été confrontée à de multiples défis : celui de son indépendance, celui de son efficacité et de sa qualité, celui de ses ressources, celui des technologies de l’information… Certains ont été surmontés, d’autres demeurent, parfois sous d’autres formes.

De nouveaux défis, inédits et passionnants, se présentent aujourd’hui à nous et annoncent peut-être le bouleversement de l’accès au juge et de son office, comme des méthodes de travail des magistrats, greffiers et auxiliaires de justice. Après l’essor d’internet et de la dématérialisation, l’open data des décisions de justice, couplé au développement des algorithmes et de l’intelligence artificielle, soumettent en effet le juge à un défi nouveau : celui de la justice prédictive, qui doit s’inscrire au cœur de notre réflexion prospective, de nos projets et de notre vigilance.

I. La justice virtuelle est porteuse de transformations majeures, mais ambivalentes.

A) Elle promet certes des évolutions bénéfiques pour la qualité et l’efficacité de la justice.

Les algorithmes prédictifs, fondés sur l’ouverture progressive, mais massive et gratuite des bases de jurisprudence à tous – l’« open data » -, visent à accélérer le règlement des litiges et à accroître la sécurité juridique, en améliorant la prévisibilité des décisions de justice.

Le recours à des algorithmes pour le traitement des dossiers les plus répétitifs et les plus simples, ceux par exemple qui ne nécessitent que l’évaluation d’un dommage, l’application d’un barème ou d’une trame prédéterminée, encouragerait aussi le règlement de nombreux litiges en amont même du recours au juge, par le développement des modes alternatifs de règlement, comme la médiation ou la conciliation.

Il découlerait de ces évolutions une plus grande confiance dans la justice, les jugements pouvant être purgés de leur part d’aléa et les juges étant libérés de tâches répétitives ou moins complexes, le tout au profit d’une justice plus rapide, sûre et efficace.

B) Les progrès de la technique ne doivent cependant pas masquer des risques pour l’office du juge et l’accès à la justice.

1) D’une part, le risque des logiciels prédictifs est que le juge, sous l’effet de la surveillance résultant d’un traitement massif des décisions de justice, perde sa liberté d’appréciation et son indépendance et préfère se ranger, par « sécurité », à l’opinion dominante ou majoritaire de ses pairs.

Ce que le juge comprend de la hiérarchie des normes et des relations entre les ordres juridiques nationaux et européens, un algorithme ne semble pas pouvoir en l’état le saisir. C’est pourquoi le juge doit rester maître de la question posée autant que de l’interprétation du résultat donné par les algorithmes et des conséquences à en tirer.

2) D’autre part, si la prévisibilité du droit est nécessaire, elle ne doit pas figer la jurisprudence. Lorsque l’on connaît le rôle que la jurisprudence administrative a joué dans la construction et l’adaptation du droit administratif français, on frémit à l’idée que des algorithmes puissent brider la liberté du juge et l’on en vient à s’interroger sur leur pertinence même.

3) Enfin, s’il est vrai que la « prescience » des algorithmes prédictifs pourrait permettre d’éviter une longue et coûteuse procédure dans un litige dont la part d’aléa paraît réduite, l’accès au juge et les principes du procès équitable doivent rester la règle.

II. L’ « open data » et la justice virtuelle permettent des progrès dont nous devons-nous saisir, mais dans le respect des principes fondamentaux de la justice.
A. Les juges doivent conserver leur liberté d’appréciation et leur indépendance.

Le développement des algorithmes prédictifs ne doit pas aboutir à ce que l’intelligence artificielle se substitue, à terme, à l’analyse juridique et au raisonnement personnel du juge. Ce dernier doit continuer à exercer ses fonctions en toute indépendance en appliquant au litige dont il est saisi les textes et la jurisprudence pertinents et il doit le faire en considération des faits et circonstances propres à chaque affaire dans le cadre d’un débat qui doit, même en visioconférence ou en mode virtuel, rester public et contradictoire et qui pourra d’ailleurs être plus aisément accessible et archivé. Si, dans un souci de sécurité juridique, il faut éviter la méconnaissance ou les revirements aléatoires de la jurisprudence, l’analyse statistique et algorithmique ne saurait être un prétexte à des comportements mimétiques irréfléchis.

L’intelligence artificielle et l’intelligence humaine doivent se combiner et se renforcer mutuellement, la première ne pouvant prétendre remplacer l’autre.

B. L’utilisation des algorithmes doit être fondée sur les principes de neutralité et de transparence.

1) La neutralité des algorithmes ne saurait être présumée. Chaque jour qui passe, nous révèle au contraire les présupposés dont ils sont porteurs. Il a ainsi été démontré que les algorithmes utilisés pour calculer le risque de récidive des prévenus reproduisent les biais ou préjugés sociaux de leurs concepteurs. Les résultats proposés par les logiciels prédictifs ne se bornent pas en effet à fournir une information désincarnée ; ils agissent comme un signal : celui d’une tendance ou d’une interprétation majoritaire, qui a ensuite vocation à influencer le processus décisionnel.

2) Il faut également veiller à la neutralité et la complétude des sources jurisprudentielles mobilisées dans le cadre de l’usage des algorithmes. Dès maintenant, apparaissent des asymétries problématiques entre les parties que le juge n’est pas toujours en mesure de corriger. C’est le cas dans certains litiges relevant du droit de la consommation, pour la résolution desquels apparaissent des biais dans la sélection des décisions jurisprudentielles de référence. L’impact de ces biais est potentiellement d’autant plus important que le règlement du litige est pré-juridictionnel.

C. Enfin, pour que les juges et les avocats puissent continuer à se repérer dans des informations même exhaustives et interactives, il est nécessaire de conserver une certaine hiérarchisation de la jurisprudence.

L’ « open data » a tendance à araser toute différence entre les niveaux des décisions de justice, à remettre en cause toute hiérarchie entre les différentes formations de jugement. Tout serait égal et tout se vaudrait. Or les arrêts des formations supérieures viennent poser, dans une navigation juridictionnelle parfois périlleuse, des phares et des balises aidant au repérage que la multitude des décisions d’espèce ne doit pas masquer. Il est donc important de maintenir une véritable hiérarchie des décisions en fonction des formations de jugement, si possible en première instance, mais aussi en appel et au sein des juridictions suprêmes. Cet aspect demeure essentiel.

Arriverons-nous à surmonter cette révolution numérique ? J’emprunterai la réponse à Antoine GARAPON, actuel secrétaire général de l’institut des hautes études sur la Justice, qui, à partir de l’exemple de l’apparition du chemin de fer au milieu du XIXème siècle écrit : « Voilà un exemple de bouleversement du rapport au temps et à l’espace par la technologie que nous avons littéralement absorbé. C ‘est ce que je souhaite au numérique. Mais il faudra, dans notre lien avec les ordinateurs, recréer du symbolisme et retrouver notre condition politique. Car l’humanité vit pour donner du sens aux choses. Le numérique, lui, fait des choses formidables mais il n ‘apporte aucun sens à la vie. Et les machines ne nous enlèveront jamais, comme le disait TOCQUEVILLE, la peine de vivre et le trouble de penser. Ni, ajouterai-je, la difficulté d’aimer… ».

Robert MICHELIN, magistrat honoraire
Assemblée générale de l’AMOPA 21
Dijon, le mercredi 22 mars 2023